A gauche Bernard Lamarche-Vadel, à droite Hotto Hahn
     
 
Bernard Lamarche-Vadel
Poète et auteur de nouvelles, il a composé une œuvre considérable et remarquée de critique d'art dans les années 1970. Il se donne la mort en 2000 à l'âge de 50 ans, dans son château de la Rongère, laissant derrière lui cinq enfants dont Rebecca Lamarche-Vadel, présidente de l'association Art Effect, qui promeut l'art, sous tous ses aspects (photos, peintures, film...) auprès des jeunes.
 
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Oraison funèbre de Rémi Blanchard, prononcée en l’église Saint-Germain-des-Prés, le 19 mai 1993, par Bernard Lamarche Vadel  
   
Mesdames, Messieurs, Tel qu’il m’est apparu en 1979 à Quimper, dans une École des beaux-arts dont il était l’élève et où, à l’époque, je tentais de faire valoir la ressource que pouvait être la culture, c’est-à-dire la pensée en acte, pour des jeunes gens qui se destinaient à la pratique artistique, Rémi Blanchard, Rémi, qui devait devenir mon ami, notre ami, était mon rebelle favori. Sans le savoir encore, il avait pris la bonne pente, celle qui mène à l’art sincère et véritable, par la contestation des maîtres et des modèles. Quinze ans presque ont passé, mais je nous vois encore, vous qui êtes si nombreux ici pour témoigner à sa famille qu’il était notre ami, depuis là-bas à Quimper, lui au fond de la salle de conférence et moi tout préoccupé de leur dire ce que veut dire avoir une ambition artistique. Rémi, entouré de Gildas, Marie, Catherine, Bruno, Didier, Nadine, Yannick et combien d’autres, mes élèves, je te vois, quelles forces déjà tu nourrissais grâce auxquelles durant mes longs exposés tu tenais un journal ouvert, ostensiblement occupé par l’actualité pendant tout ce temps où je te parlais du temps de l’art qui donne tout son mystère à celui des horloges.
Tu l’as su plus tard, lorsque nous sommes devenus vraiment très amis, je t’ai toujours secrètement félicité d’avoir eu le courage de présenter ce rempart à ma vue, derrière lequel tu ruminais contre l’art contemporain, contre Paris et New York, maudissant à voix basse celui qui essayait d’installer quelques grands noms de l’histoire de l’art auprès de vos oreilles et de vos pinceaux. Mais potier tu voulais devenir, et la terre seule t’intéressait ; dans cette résolution tu puisais la force de ta résistance, rebelle, breton, et déjà si doux. Douceur, mot si rare à prononcer en faveur des humains. La douceur de Rémi à cette époque était le merveilleux chemin peuplé de ses sourires qui nous a tous menés à son élégance naturelle. Rémi, je te vois, hostile derrière les nouvelles du jour, chaque semaine à l’heure où je te parle, à Quimper. Et j’ai souri, mon sourire était un compliment envers ton attitude ; puisque j’aimais tant l’art et que je vous proposais de partager ma foi et ses raisons, l’art étant ce pas au-delà de l’obéissance, des conventions et des justifications, l’art étant essentiellement ce que l’on fait de sa propre singularité en l’aménageant sous la forme d’une perspective spirituelle offerte à qui veut bien la considérer, l’art étant donc rébellion contre toutes les idéologies et leur sectarisme particulier, l’art par conséquent étant l’exercice souverain mais exigeant de la liberté : au jeune rebelle Rémi Blanchard, j’ai souri et nous avons beaucoup parlé.
J’ai parlé à un artiste, lui faisant savoir que dans l’ordre de l’art il y était déjà, sous le signe de la rébellion, une rébellion calme, douce ; douceur d’un enfant qui derrière ce journal qu’il tenait bien ouvert chaque semaine, à Quimper, protégeait son souci et sa raison d’être ailleurs. Mais ailleurs, où Rémi a toujours voulu vivre sa vie, n’a jamais été pour lui vague à l’âme ou terrain vague. Ailleurs, qui était chez lui une disposition spontanée, ailleurs, tout bâti de mystère, ailleurs où est accrochée toute sa grande œuvre de peintre, ailleurs vers quoi il a tant travaillé, ailleurs est devenu sa décision personnelle et monumentale ; une décision précise, quotidienne, scrupuleuse, obstinée mais douce de se dépasser, de nous dépasser, pour être cet artiste qui se métamorphose en cerf, en bouquetin, en chat, en gitan, en corps qui dort, en ami du renard ou de l’oiseau. Demeurer ailleurs qui fut cette décision de parcourir tant de figures de solitude et de voyage que son œuvre exalte est devenu cette terrible fatalité qui nous coupe les jambes, bouleversés que nous sommes ; ailleurs est si loin, Rémi, trop loin.
Dans cette maison coiffée par la nuit où j’écris à ta recherche, Rémi, je te vois, tout a été si vite, tu voulais être ailleurs, tu es à Paris, 1981 sur nos agendas, installé chez moi que tu peuples de têtes de cerfs, nos amis sont là, Catherine, François, les deux Hervé, Robert, Jean-Michel, Jean-Charles et Jean-François. Ils sont ici, tous t’ont beaucoup aimé. Finir en beauté, la figuration libre, j’étais triste, c’est ma façon d’être ailleurs ; vous étiez heureux, si heureux, le monde de l’art allait progressivement mais si vite se prosterner devant votre talent, votre jeunesse, votre fulgurante audace. De Paris où tu allais demeurer, ailleurs, ce sera bientôt New York, Los Angeles, Amsterdam, Tokyo ; ailleurs, ce fut pour toi durant presque quinze ans le monde entier qui célèbre l’univers que tu fais tournoyer doucement dans tes tableaux où les animaux, qui sont par nature pour les hommes toujours ailleurs, ont la part belle de ton rêve.
Comme je te reconnais, Rémi, lorsque dans un terrible incendie des entrepôts du quai de Seine tu perds ton atelier et tout ce qu’il contenait. Ce ne sont pas les tableaux perdus qui t’affligent, tout est bien disparu, tu ne m’en as pas parlé. Ces souvenirs de peu mais qui nous sont si chers, pas un mot à leur endroit, mais que ton chat ait péri dans le gigantesque sinistre est l’immense raison de ta douleur. Le chat, si souvent présent dans ta peinture, habitant d’ailleurs où qu’il se trouve, au point que les Égyptiens déjà consacraient sa majesté étrange, le chat, qu’il fût familier ou sauvage, grégaire ou nomade, a été sans nul doute une force dans la nature en laquelle tu as concentré le plus grand degré d’ouverture de ta personne sur le monde. Le chat a été ta manière de vivre.
Il est impossible pour moi en m’approchant de tes parents, de tes frères et sœurs dont tu m’as parlé naguère, de ta famille, de prétendre partager leur douleur : une joie se partage aisément mais la douleur, une telle douleur, découvre chacun au fond de sa solitude. Mais père aussi je suis, et d’une famille nombreuse, et frère aussi je suis, encore d’une famille nombreuse ; j’ose imaginer, je veux imaginer dans cette nuit que tu as si souvent représentée dans tes tableaux et qui est venue nous envahir depuis que tu n’es plus là pour en être le merveilleux maître, j’imagine la question exclusive que l’on se pose, qui brûle dans la douleur des parents : pour brève qu’ait été sa vie, raison de notre douleur et peut-être de notre colère, l’a-t-il réussie, sa vie ? J’ose imaginer, je suis un peu brutal, mais en sachant que l’expression de la vérité de ce que fut Rémi commande la franche question : la brièveté de sa vie est-elle une manifestation de ce qu’elle aurait été ratée ?
Mesdames, Messieurs, vous tous qui avez été si proches de son enfance, je ne suis ici que le délégué que vous avez choisi d’une communauté qui vous accompagne dans votre deuil, qui est aussi le nôtre, et dont la présence à vos côtés, et bien au-delà de cette église, témoigne de la place éminente qui fut la sienne dans le monde de l’art. Bien que le destin l’ait si tôt retiré du visible, je vous le dis avec le cœur et je vous le dis avec la raison qui me reste lorsque le cœur est endeuillé, Rémi n’a pas raté sa vie, vous devez être immensément fiers de votre fils et de votre frère, comme nous sommes autour de vous venus vous témoigner que fiers nous l’avons toujours été, et nous le demeurerons, qu’il nous ait gratifiés de son amitié et de son œuvre.
Sombre et éclatant cortège, je pense à quelques-uns, Géricault, Van Gogh, Seurat, Franz Marc, Yves Klein, Manzoni, Palermo, et plus proches de nous Keith Haring, Jean-Michel Basquiat et aujourd’hui Rémi Blanchard. Tous si grands peintres, et morts si jeunes. Mourir jeune pour un artiste est une fatalité et une responsabilité qu’il ne sait pas. C’est pourquoi ces artistes sont admirés deux fois plus d’avoir été dignes de rester dans la mémoire des hommes ; là où d’autres ont le temps, ils ont eu l’énergie et la conviction de savoir que l’on ne dispose pas du temps. Il n’y a de temps que le temps de donner aux hommes le meilleur de soi-même.
Rémi, tu nous as donné le meilleur de toi-même, et notre vie attachée à ton souvenir sera ce long remerciement que nous te devons, l’histoire de l’art dira ton nom et ton nom, Rémi Blanchard, restera le synonyme de la foi, de la foi dans l’art et d’une immense espérance pour les hommes.
 
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